Immersion.
Lexis Numérique est aujourd'hui l'un des plus importants studios européens qui s'implique dans la réalisation vidéo-ludique indépendante, loin des grandes franchises. Fondé dans les années quatre-vingt dix par Éric Viennot, le studio s'oriente selon deux axes opposés : d'un coté la production de jeux vidéo sur commande pour des organismes et des sociétés peu en contact avec la sphère vidéoludique ; des réalisations pour la prévention routière, des séries télévisées, ou des franchises jeune public
telles Alexandra Ledermann, C'est Pas Sorcier, ou Le Roi Lion, ont ainsi vu le jour. Cette occupation garanti au studio une bonne réputation auprès des éditeurs internationaux, et lui assure une certaine stabilité financière ainsi que des fonds pour se consacrer pleinement au second axe, la production indépendante. C'est ce versant du studio, cette exploration hors des sentiers battus qui confère à Lexis son dynamisme et sa créativité.
Si le studio d'Eric Viennot a publié de nombreux jeux souvent salués par les critiques, comme les PooYoos (Wii), Surfacer (iPhone), Itacante (ordinateur), Red Johnson's Chronicles (consoles), et désormais Amy, trois réalisations se distinguent par leur travail sur la place du joueur, le rôle et l'importance des interactions entre celui-ci et le jeu, et par un souci de pousser l'immersion aussi loin que possible. Ainsi, l'Oncle Ernest (cinq jeux de 1998 à 2004), Experience 112 (2007) et In Memoriam (trois volumes entre 2003 et 2006) ont à la fois des points communs et des différences, liés à l'expérience acquise par Lexis Numérique dans ce domaine.
Puisque Lexis est au départ axé sur des productions pour les plus jeunes, la saga de l'Oncle Ernest s'adresse à ces derniers. Dans le grenier de la maison familiale, l'enfant que vous êtes a découvert au fond d'une malle d'étranges calepins, pleins d'objets, de croquis, de dessins et même d'animaux. Ces carnets auraient appartenu à l'Oncle Ernest, l'illuminé de la famille, parti très jeune explorer le monde, et revenu des années plus tard, accompagnés de légendes, de contes, et d'histoires de trésors qu'il racontait aux enfants... Chaque jeu est ainsi l'occasion de découvrir un des albums, avec toujours une mission à accomplir, pour laquelle Ernest nous a laissé des instructions et des indices. Sur l'écran s'affichent les pages du journal, bardés de timbres, de papiers en tous genres, de fleurs, d'objets plus ou moins anciens, d'animaux exotiques. Le joueur navigue grâce à des marques-pages, et doit résoudre des énigmes, rapporter des photos ou des objets, réussir des mini-jeux, avec toujours le souci de plonger l'enfant dans un conte captivante, une vrai histoire d'aventure, avec iles lointaines et trésors à la clé ; on voyage à travers ce livre, grace à ses ambiances, ses bruitages et ses dessins colorés, et par le biais de messages vidéo laissés par l'Oncle Ernest. Toute mon enfance.
Si l'Oncle Ernest présentait à l'écran un objet réaliste, le carnet de voyages, Expérience 112 étend la zone d'immersion, en intégrant l'écran lui-même. En effet, le joueur se retrouve aux commandes du système de surveillance d'un cargo échoué, transformé en laboratoire militaire. Par caméras de contrôle interposées, vous assistez au réveil de Léa Nichols. Cette jeune scientifique a passé les trente dernières années en hibernation, et travaillait avec le reste de l'équipe du navire-laboratoire sur le projet EDEHN, opération qui visait à prendre contact avec une espèce intelligente étrangère. Tout semble avoir mal tourné : le bateau est à l'abandon, envahi par la végétation, et les expériences qui s'y sont déroulées ont laissé des marques, et des cadavres. Léa vous demande alors de l'aider, pour repartir sur la trace d'un cobaye auquel elle s'était attachée, le sujet 112.
Tout au long de l'aventure, alors que vous ne dirigez pas la jeune femme, votre rôle est celui d'un opérateur qui, de derrière son écran, déverrouille les sas, allume des lampes, et assiste Léa dans sa progression à travers les niveaux en ruines du cargo. Les caméras sont vos yeux, les micros vos oreilles, et l'accès à l'intranet du laboratoire, aux sessions, documents et messages personnels de chacun des membres, vous permet d'avancer dans l'aventure et de mieux comprendre la nature du projet EDEHN, ses découvertes et les intrigues qui y ont mis un terme. L'interface du jeu se présente sous la forme d'un système informatique complet, avec sa barre de menus, ses fenêtres mobiles et redimensionnables, son invite de commandes, et des chargements entre les différents niveaux ; le réalisme est ainsi renforcé, le joueur se retrouve devant son écran, auxiliaire omnipotent et omniscient de la jeune femme qui se trouve peut-être à des milliers de kilomètres de là. Seules quelques lourdeurs de rendu 3D viennent ternir un jeu qui a remporté plusieurs prix pour son scénario et son gameplay innovant.
Dans sa présentation, In Memoriam se rapproche plus de l'Oncle Ernest, avec son organisation en écrans fixes, qui représentent chacun une énigme autour d'un thème. Mais le jeu est de part son scénario et sa réalisation beaucoup plus adulte : un tueur en série psychotique a enlevé une jeune femme et son amie, et a laissé derrière lui une dizaine de meurtres rituels. Persuadé d'être le disciple du savant et alchimiste de la Renaissance Giordanno Bruno -condamné au bûcher par l'Eglise- le Phoenix, comme il se fait appeler, souhaite venger son maitre et achever sa quête alchimique de la vie éternelle. Comme ultimatum, le tueur envoit à la police européenne un cédérom réalisé par ses soins : le Phoenix, extrêmement intelligent et tout aussi égocentrique, leur lance ainsi un défi. Mais le temps presse, et Interpol décide de publier ce cédérom, d'en appeler à l'aide des internautes à travers le monde dans l'espoir que quelqu'un réussisse à percer la logique macabre du serial killer, et que les jeunes femmes soient sauvées. Cette même logique s'appliquera dans le second opus, Le Dernier Rituel, où Jack Lorski, journaliste sur les traces du Phoenix (déjà croisé dans le premier volume), se fait à son tour enlever.
Les énigmes laissées par le tueur sont présentées sous forme de tableaux, de compositions particulièrement dérangeantes, à la fois graphiques et sonores : gribouillis macabres, petits bruits stressants, photos des victimes, cris étouffés, symboles ésotériques confèrent un réalisme cru, renforcé par des séquences filmés en caméra amateur, que le Phoenix nous offre
en récompense de la résolution d'une énigme, Chaque tableau est un véritable défi, mélangeant un brin d'habileté et beaucoup de réflexion. Les codes, mots ou combinaisons à trouver font appel à un bon sens de l'observation, mais aussi à nos capacités de déduction ; certaines énigmes demandent ainsi des recherches poussées sur les vestiges templiers, le carré de Vigenère, la topographie du sud de l'Espagne, les noms des anges, ou de parcourir le blog, fictif, de l'un des personnages du scénario, ou bien le site d'un important groupe d'avocats.
Le joueur ne se retrouve donc pas dans un personnage du jeu, mais est lui-même, à traquer le Phoenix derrière son écran, connecté avec les autres enquêteurs amateurs, avec sa tasse de café et son bloc-notes. Cette immersion réaliste est encore renforcé par l'existence d'une communauté en ligne très active. Durant tout le jeu, vous échangez des mails avec d'autres personnes, joueurs, psychologues, hackers, fictives ou non ; vous pouvez aussi recevoir des SMS ou appeler certains numéros en cas de doutes, de problèmes, avec un véritable interlocuteur au bout du fil. Enfin, une grande partie du jeu se déroule sur le Net, à chercher des indices et des informations, sur des centaines de sites réels ou montés de toutes pièces, afin de résoudre les énigmes posées par le criminel. C'est ce flou, cet aller-retour constant entre réalité et fiction, qui permet de captiver le joueur tout au long de la traque, et donne à ce jeu son ambiance sombre aussi marquante, qui en a fait une référence parmi les alternate reality games
.
Ainsi les projets de Lexis ont ils évolué, dans le but de conférer toujours plus de réalisme aux jeux, sans pour autant passer par la débauche d'effets graphiques qui est aujourd'hui monnaie courante. Leurs productions montrent que le scénario, l'arrière-plan
et la psychologie du jeu permettent tout autant d'immerger le joueur. Parallèlement à ses dernières productions, le studio travaille depuis quelques années sur un mystérieux projet Twelve
, qu'Eric Viennot a pour le moment seulement évoqué comme un jeu transmedia... Nul doute que les prochains mois devraient nous en apprendre plus sur cette production en cours de tournage.